Voyage vers l'Est (3)

[En fait, je suis pas très sûr, il fait jour ou nuit?]

Martin resta longtemps sur le pont à regarder Mousseray s'éloigner lentement. C'était la première fois qu'il partait vers quelque chose de tant inconnu: dans ses voyages précédents, il avait eu le temps de lire des archives de Rougemuraille écrits par des voyageurs confirmés. Mais cette fois-ci, il avait beau eu chercher, il n'avait rien trouvé concernant l'Est. Soit personne n'y était allé... soit personne n'en était jamais revenu.

Il secoua la tête pour se débarasser de cette désagréable pensée. Il avait dans sa vie dû faire face à de nombreuses situations dangereuses et s'en était toujours tiré. Il espérait simplement qu'en cas de problème personne n'en subirait des conséquences graves.
Il rit de lui-même:
*A chaque départ c'est la même chose! Je me dis que c'était une erreur de partir et je passe la première journée à me ronger les sangs en me demandant ce que l'avenir nous réserve!*

Pour penser à autre chose, il décida de faire plus ample connaissance de Touff, Pivoine et Yanno. Il se dirigea donc vers les cabines lorsqu'il entendit un bruit un peu écoeurant, puis il vit Touff sortir en courant de la cabine de Pivoine. Apparemment, elle n'était pas encore habituée au tangage du navire.

[On va dire fin d'après midi, avant le repas]

En sortant de la cabine de Pivoine, Touff tenait le bol bras tendus, le plus loin possible de son museau. Il regardait avec étonnement Yanno qui était suspendu dans le vide. *Drôle de technique ! Vaudra qu'j'lui d'mande si c'est un entrainement spéci...*

Touff courait devant lui et venait de se heurter à Martin, à qui il adressa un petit salut gêné.

" Oh, s'cusez moi, m'sieu Martin ! Y a Pivoine qui s'sent mal... J'croit qu'elle a le mal de mer. Cça dure combien d'temps c'te machin là ? L'est vraiment toute blanche la pauvre!"
Puis il baissa les yeux et se souvint du bol.
"Et... heu... comment on va faire pour évacuer... hem... "

- Eh bien, je crois qu'on pourra...vider la chose en question dans la mer, répondit Martin qui tentait de retenir sa respiration au maximum. Je crois que le mieux pour Pivoine serait de venir à l'extérieur et de respirer à fond l'air du large. Ca lui fera du bien. Si tu veux, je peux m'occuper d'elle pendant que tu vas...évacuer.

Pendant ce temps, Martin, un peu honteux d'avoir laissé à Touff le soin de vider le récipient, entra dans la cabine de Pivoine. Celle-ci était livide, avec quelques touches verdâtres sur les joues et le front:

- Je ne crois pas m'être présenté, damoiselle, dit Martin avec courtoisie. Je suis Martin de Rougemuraille. Vous devriez monter sur le pont, l'air frais vous fera du bien. Voulez-vous que je vous aide?

Une fois monté sur le bateau, Anselme alla visiter les entrailles du monstre de bois, guidé par une vieille musaraigne. Celle-ci lui fit visiter la cocquerie, la cale à provisions et à tonneaux, la réserve de poudre... Le blaireau se chercha ensuite un endroit où dormir, mais aucun hamac n'étant assez solide pour supporter son poids, il se trouva une épaisse natte de jonc, dans un coin de la cale, entre les tonneaux d'eau douce. Il posa ses affaires, se coucha dessus et s'endormit presque instantanément, éreinté de ses veilles sur le camp du ruisseau Sud et bercé par les vagues battant les solides flancs du navire...

On le réveilla quelques heures plus tard. C'était une autre musaraigne, assez jeune cette fois :

"Euh, s'cusez-mi d'vous déranger, monsieur, mais on aurait besoin d'un solide gaillard pour tenir la barre, le temps se gâte un peu !"

Anselme poussa un grognement et se leva de sa paillasse. Il remonta les étages du bateau et se retrouva sur le pont balayé par le vent et les embruns, qui déposaient du sel sur son pelage et portaient à ses narines une délicieuse odeur de poisson. Le blaireau monta jusqu'au carré de poupe, empoigna la gigantesque roue qui commandait la direction du navire, et commença le pénible travail du timonier, sous les instructions du capitaine musaraigne Alguso. Mais avec sa force monumentale, le grand blaireau ne ployait pas le dos sous la tempête, et là ou quatre musaraignes ne suffisaient pas à manier le gouvernail, les bras musclés du vagabond pliaient sans effort le cercle de bois à leur volonté.
En bas, sur le pont central, Anselme vit ses nouveaux amis des bois se réfugier dans les étages inférieurs, tandis que le vent sifflait furieusement.

Martin descendit vers les cuisines pour voir si tout se passait ben: le tangage s'étant accentué, il était peut-être plus difficile de cuisiner que par un temps normal ou sur la terre ferme. Heureusement tout allait bien.
Coupécor, l'écureuil, avait repris son habituel poste de cuisinier qu'il officiait à Rougemuraille. Entouré de plusieurs musaraignes, il préparait un pudding à la nage. Par tradition, les musaraignes cuisinaient souvent le premier jour d'une navigation le délicieux repas, afin de mettre les papilles de bonne humeur avant le long voyage.

Jeannot Longuepatte de Fifrelet se trouvait, comme par hasard, lui aussi dans la cuisine. Le lièvre regardait avec beaucoup d'intérêt la marmite dans laquelle cuisait le pudding.

*Coupécor n'est pas tiré d'affaire*pensa Martin, amusé.

Touff était resté pendant quelques heures dans la cabine de Pivoine. Epuisée, celle-ci s'était enfin endormie. Après l'interminable maladie, il lui était agréable de voir son visage se détendre un peu dans le sommeil.
La laissant aux bons soins de Yanno, il profita d'une légère baisse du vent pour rejoindre les cuisines.

Le cuisinier - tiens! un écureuil !- avait le dos tourné et ne voyait pas un lièvre s'approcher d'une marmite ou cuisait un pudding à l'odeur alléchante. Ce longues-oreilles retint un cri de douleur lorsqu'il se brûla la patte. Il avait dû mal évaluer la température. Compatissant -tous les gourmands sont passés par là, et il savait que ça faisait mal- il vit le lièvre se rabattre sur un pot à gâteaux.

Les yeux brillants de malice, Touff attendit qu'il sortit, emportant les fruits de son larcin. Le lapin poussa précautionnesement la porte et croyant avoir réussi son coup, il laissa échapper un petit rire satisfait.
"Hé bien, longues-oreilles ! Tu n'crois pas qu'tu va t'en tirer comme ça !
J'ai deux propositions à te faire : premièrement, j'veux la moitié des gâteaux contre mon silence... "
Il n'écouta pas les protestations indignées du lièvre et continua imperturbable.
"Ma deuxième proposition : associons-nous ! Tout les deux, on arriverait à dérober assez de vivres pour remplir enfin nos estomacs ! Ces affameurs nous donnent seulement assez pour ne pas mourir de faim ! On s'débrouillerait pour éviter qu'les soupçons pèsent sur nous! On f'rait une sacré équipe, nous deux ! Tu n'croit pas ?
Moi, c'est Touff ! Et toi ? "

Après les présentations, ils devinrent rapidement amis, se découvrant de nombreux points communs. Jeanno lui donna un quart des gâteaux, ce que Touff accepta. Pour lui, une bonne alliance à long terme valait mieux que de se remplir l'estomac pour une heure. Ravi de cette nouvelle rencontre, il rejoingnit sa propre cabine qu'il voyait pour la première fois. Il la partageait avec un animal qui avait déjà installé ses affaires. Touff s'installa dans on lit et piqua un somme.

Touff se réveilla de bonne humeur.
Cela faisait plusieurs jours qu'ils naviguaient mais aujourd'hui était un jour spécial, il le sentait.

Comme chaque matin, il alla d'abord voir -et réveiller- sa cousine.
Elle s'était bien rétablie : le mal de mer n'était plus qu'un souvenir et des bâtons en bois lui permettaient de se déplacer sans solliciter sa cheville. Ils parlaient de leur enfance avec des pointes de nostalgie et aussi de leurs joies, leurs peines, leurs attentes...
Aujourd'hui, lorsqu'il poussa sa porte avec entrain, il s'écria :
" Pivi ! (c'était en effet le surnom qu'il lui donnait de temps à autre) Pivi ! Tu n'devineras jamais ! C'est incroyable, irréel, insensé, improba..."

Pivoine fit un pas en arrière de surprise.
Interrompue dans ses pensées, elle resta muette quelques instants, le temps de se reconnecter au monde.
La mer l'avait une fois encore vaincue, avec une facilité déconcertante. Pivoine tentait vainement de résister à l'attirance qu'elle ressentait. La terre était tellement plus... Et comment Martin avait-il su qu'elle... qu'elle... Elle se rendit soudainement compte que le guerrier attendait toujours sa réponse. Elle s'éloigna vivement du bord, comme si il était dangereux.
*Réponds à sa question !*
Elle bafouilla :
"-Heu... Oui."
Elle laissa les souvenirs l'envahir sans s'en rendre compte et continua à parler d'une voix sourde.
"Comme beaucoup ici, j'ai vécu toute ma vie dans la forêt, mais à la mort de mes parents, la forêt m'a recueillie comme une mère, m'a nourrie, protégée...
Jusqu'à ce que mon chemin me mene aux portes de Rougemuraille. Je venais de me faire attaquer par des vermines."
Elle se mit à trembler.
"Je les ai tuées."
La phrase claqua dans l'air et la sortit de l'état étrange où elle était plongée.
Confuse, elle réalisa ce qu'elle venait d'avouer. "La terre me manque, oui, mais la mer me met mal à l'aise."
Et elle s'éloigna aussi vite que ses béquilles lui permettent. Dès qu'elle fut à l'abri des regards dans sa cabine, elle fondit en larmes.

Touff se sentit gagné par une euphorie incroyable.
La terre ! Finalemment, cela le rejouissait plus que le gâteau.
Il eut une pensée joyeuse pour Pivoine. Il avait enfin une vraie bonne nouvelle à annoncer à sa cousine !
Il la chercha vainement sur le pont.
"Piv ! Piv !"
Il tenta d'interroger quelques marins, mais tous étaient bien trop occupés et ne lui prêtèrent pas attention.
*Mais où est-elle ?*
Il était à milles lieux de s'imaginer qu'elle était rentrée dans sa cabine avec le soleil qui sortait enfin des nuages.

Je suis désolé pour mon absence. Yanno Courto sortit en entendant les cris. La terre!!! Yanno était content, comme tous les autres semblaient d'ailleurs l'être. Il vit le jeune Touff chercher après sa cousine. Fouillant le bateau d'avant en arrière du regard, il n'aperçut pas celle-ci. Il s'adressa alors à Touff:"J'crois qu'elle a du rentrer; je n'la vois nulle part."Puis, ne sachant pas quoi dire de plus, il inspecta avec nervosité son armement.